Les lignes ci-dessous étaient parues dans la revue Verrières, n° 6, juin 2001.
- Deux questions posées à Michel Vernus : Quiconque présente une région, sa région, dans une brochure ou un livre touristique la définit généralement comme singulière et riche de sa diversité. La Franche-Comté est-elle plus ou moins singulière, plus ou moins plurielle que les autres régions de France ?
- Votre question sur l'originalité de la région comtoise me surprend - un pur effet du hasard - en Bretagne. C'est donc ici que je jette rapidement sur le papier ces lignes, ou trop brèves ou trop longues sur l'identité comtoise. D'une extrémité à l’autre de l'hexagone ! Mais la distance et le recul ne permettent-ils pas de prendre la vraie mesure de la vraie différence ?
Je dois avouer que ce n’est pas sur les bancs de l'école que j'ai appris cette différence - école où l'on ne parlait pas hélas ! de notre région, à l'époque j'entends bien où j'étais potache. La diversité comtoise, je l'ai découverte, « expérimentée » peu à peu. A l'occasion de déplacements nombreux à travers le pays pour des motifs divers sportifs, de simple curiosité, ou d’études... J'ai appris à découvrir les vieilles pierres et la verdure aux nuances si délicates de cette région. Cette diversité, je l'ai découverte dans les archives qui m'ont contraint plus d'une fois à aller sur le terrain. Dans l'écriture ensuite. Sur une trentaine d'ouvrages publiés, vingt cinq ou vingt sept sont consacrés à la Franche-Comté qui d'une façon ou d'une autre, parlent de cette différence. Mais attention ! L’histoire régionale n’a de valeur que comparative. Il m'est arrivé également de participer à la publication de trois guides touristiques. Présenter aux autres, « les étrangers », sa région, impose d'en révéler autant que possible toutes les singularités plus ou moins cachées. Oui, bien sûr, notre Franche-Comté est singulière. Terre de diversités. La diversité est le signe de cette originalité, il n’y a pas une maison comtoise, il n'y a pas un habit traditionnel comtois, il n’y a pas un plat gastronomique comtois... Tout cela se conjugue au pluriel. Banalité et évidence - la Franche-Comté est plurielle. Dans ces paysages d'abord, en quelques kilomètres de parcours ceux-ci changent du tout au tout.
Mais cette diversité n'est pas seulement physique, naturelle, elle est due aux hommes. La confluence de cultures qui viennent ici se heurter et s'entremêler... Privilège du carrefour ouvert aux quatre points cardinaux. Un carrefour lui-même original, coincé en quelque sorte à une périphérie de l'hexagone, ourlé d'une frontière politique, économique et religieuse. Là en faisceau se rejoignent les limites du droit coutumier et du droit écrit, les limites au nord de la petite tuile et de la tuile ronde (dite romaine) au sud, limites des parlers germaniques et du franco-provençal... On a tout dit sur cette zone régionale de contacts. Dans ces conditions est-il étonnant que cette Franche-Comté ait été une terre d'invention et d'innovation ?
La diversité est un privilège mais aussi un handicap ! La construction de l'identité comtoise a été un véritable défi. Elle a été un temps il est vrai relativement forte au cours des XVIIe et XVIIIe siècles nourrie de la lutte contre la France et de la lutte catholique contre « l'hérésie » protestante. Mais cette identité s'est effritée au siècle suivant par l'intégration de la région dans le royaume, et la laïcisation progressive de la société, de sorte qu’il a fallu retrouver et reconstruire une identité nouvelle au milieu du XIXe siècle. Cela a été fait par en haut, sur initiative d’artistes et d'écrivains comtois (Courbet, Buchon, Beauquier et beaucoup d'autres). Les revues régionalistes ont contribué à reconstruire cette identité en arguant de l'histoire, des originalités économiques ou gastronomiques... Mais au début du siècle, le grand désespoir des guides publiés alors est de n'avoir pas su à l'instar de la Suisse promouvoir avec efficacité l'image de la région. Et puis à partir de la décennie 1970-1980, les impératifs du tourisme, l'engouement pour le patrimoine donnèrent d'autres couleurs à cette identité.
Mais la vraie originalité de cette région, n'est-ce pas cette alliance de la tradition et de l'innovation que l'on retrouve dans de nombreux domaines et notamment dans ceux des savoir-faire. J'ai dû prendre la mesure de ce fait dans l'histoire fromagère que j'ai conduite dans plusieurs ouvrages. Ce comté, produit millénaire, toujours le même mais qui n’a jamais cessé d'évoluer, d'intégrer les progrès techniques au fur et à mesure que l'alchimie du lait était mieux connue. Toujours le même (dans les grandes phases de sa fabrication) et pourtant différent !
Quelques mots encore. Manière de rapprocher les extrémités. La presqu'île bretonne a projeté ses hommes dans les vastes espaces maritimes, mais la montagne jurassienne n'a pas fait autre chose, elle a dispersé ses hommes sur les différents continents (Brésil, États-Unis, Afrique...) : soldats, missionnaires ou simples paysans à la recherche d'un Eldorado. Un appel du large ici comme là-bas. La dureté du sol calcaire ne le cède en rien à la dureté du sol granitique, elle a engendré ici comme là-bas des hommes durs à la peine, opiniâtres et têtus... inventifs dans l'adversité...