La Franche-Comté connaissait déjà sous l'Ancien Régime, avant 1789, diverses pratiques communautaires. Ces formes solidarité remontent haut dans le temps et s'expliquent par le besoin de se serrer les coudes devant les difficultés de la vie, notamment dans la montagne.
Énumérons brièvement :
- La communauté villageoise avec son assemblée des chefs de familles. Celle-ci, en présence d'un homme de loi qui enregistrait les délibérations, gérait les affaires de la communauté. Disposant d'une capacité de gestion automne, elle procédait chaque automne à l'élection de deux échevins qui entraient en fonction le premier janvier. Ces derniers avaient en charge les affaires de la communauté pour une année, à la fin de leur mandat, ils rendaient compte et étaient remplacés par deux nouveaux élus.
- La fruitière, association des producteurs de lait qui mêlaient leur lait dans la cuve pour la fabrication d'un gros fromage : le gruyère de Comté.
- L'utilisation collective des communaux ou encore l'affouage (partage en lots du bois communal tirés au sort permettant une sorte de chauffage commun...).
Ainsi existait en Franche-Comté une véritable démocratie locale, avec des communautés organisées en petites républiques.
Les trois grands innovateurs sociaux comtois : Fourier (1772-1837), Considérant (1808-1893, Proudhon (1809-1865) connaissaient naturellement ce passé régional et en même temps ils étaient les témoins des premiers effets des profonds bouleversements provoqués par l'industrialisation et l'urbanisation. Ce que l'on commence à appeler à l'époque la question ouvrière se pose avec une grande urgence à partir de 1840. Ils observent avec lucidité et une grande fraîcheur du regard les phénomènes de l'inégalité et l'injustice engendrés par ces mutations.
Les innovateurs sociaux comtois dans les années 1840 étaient placés au début d'un processus. Ce mouvement s'amorçait sous leurs yeux, ils avaient la capacité de l'observer avec un regard neuf. Très critiques à l'égard de la société qu'ils ont sous les yeux, ils imaginent alors une société plus juste, plus harmonieuse.
En dépit des différences théoriques et de tempérament, tous les trois présentent une communauté de pensée qui vient, nous semble-t-il, de leurs racines comtoises.
Reconstruire la société par en bas et non par en haut
Tous les trois refusent d'envisager une reconstruction de la société par en haut.
Au contraire, à leurs yeux, la société nouvelle plus juste, plus humaine, plus harmonieuse, à laquelle ils aspirent, ne peut que s'édifier à partir d'une petite cellule de base. Ils prônent un socialisme de la petite cellule (que Considérant par exemple nomme le "socialisme alvéolaire"). Peu importe le vocabulaire par lequel ils désignent cette cellule : Phalanstère ou Phalange pour les fouriéristes, commune pour Proudhon. Considérant utilise d'ailleurs couramment le terme de commune. Ainsi, la société qu'ils imaginent est reconstruite par en bas. Rien ne n'est plus étranger à ces trois réformateurs sociaux qu'un socialisme centralisé ou étatisé.
Cette option d'un socialisme décentralisé, ils la doivent au terroir dont ils sont issus. La communauté villageoise comme elle fonctionnait, les diverses pratiques communautaires, les ont sans aucun doute inspirés. La fruitière, association est citée à plusieurs reprises par Fourier et Considéran ; dans leurs ouvrages, la fruitière comtoise leur sert d'exemple de l'Association qu'ils préconisent pour rebâtir la société de bas en haut. Preuve si nécessaire de l'influence du terroir. Charles Fourier écrit dans son Traité de l'Association domestique et agricole paru en 1822. : « (...) On voit chez les montagnards du Jura cette combinaison de la fabrique des fromages nommés gruyère : vingt ou trente ménages apportent chaque matin leur laitage au fruitier ou fabricant ; et, au bout de la saison, chacun d'eux est payé en fromage, dont il reçoit une quantité proportionnée à ses versements de lait constatées par notes journalières(...) ».
Les trois innovateurs sociaux conçoivent donc la nouvelle société qu'ils appellent de leurs vœux reconstruite à partir de petites cellules se gouvernant librement et de façon collective. Mais ce monde atomisé, ils le regroupent et l'englobent dans un système fédératif ou confédératif intégrant les cellules de base dans des ensembles aux dimensions nationales, européennes, voire mondiales. Proudhon publie en 1863 un ouvrage au titre significatif, Du principe fédératif, où il écrit « toutes mes vues politiques se résument à une formule semblable : Fédéralisme politique ou décentralisation... ». Il imagine clairement un regroupement autonome et transnational des régions.
Méfiance à l'égard de l’État centralisateur
Les trois penseurs ont en commun une grande méfiance à l'égard de l’État. Attitude, qui paraît parfaitement logique avec ce que nous venons de dire plus haut.
Proudhon, faut-il le rappeler est le père de l'anarchie. Précisons immédiatement que cela ne veut pas dire qu'il souhaite voir s'installer le désordre généralisé. Il refuse l’État, l’État bourgeois comme l’État ouvrier. Pour lui, en effet, l’État est toujours synonyme d'oppression, de répression et d'autoritarisme. De même que la Propriété introduit des différences de classe entre les hommes, ceux qui en ont et ceux qui n'en ont pas cf Qu'est-ce que la propriété ? C'est le vol, de même l'Etat introduit des différences et des distances entre les gouvernants et les gouvernés.
Existe donc chez Proudhon un antiétatisme qui est parallèle à un anticapitalisme.
Chez Fourier, c'est plutôt l'indifférence qui l'emporte à l'égard des régimes politiques. Considérant lui s'inscrit tout à fait dans la tradition fouriériste communaliste et fédérative, dès son principal ouvrage Destinée sociale, dont le premier volume paraît en 1834.
Comment s'explique ce tempérament d'hostilité à l'égard de l’État centralisé ? Il y a d'abord chez eux une réflexion et une réaction contre la centralisation française et le jacobinisme, plus tard une critique de la centralisation accentuée par un Second Empire autoritaire (1850-1870). Proudhon et Considérant approfondissent en effet leurs propres pensées décentralisatrices au regard de la centralisation de l'Empire de Napoléon III.
Mais il nous semble possible également d'aller chercher une explication dans les racines comtoises de ces penseurs. Pour cela, il convient de se souvenir que du XVe siècle jusqu'au traité de Nimègue (1678), la Franche-Comté a vécu éloigné du souverain espagnol qui avait le titre de comte en Franche-Comté. A cette époque, les comtois s'administraient pratiquement à la manière d'un petit État autonome. Ils préféraient le Roi d'Espagne lointain au roi de France absolutiste, très puissant et trop dangereusement proche. La Franche-Comté a donc le souvenir d'avoir vécu comme une petite entité politique semi indépendante et autonome. Loin justement d'un État centralisateur.
L'origine comtoise a donné incontestablement sa coloration particulière à ce socialisme comtois. Un socialisme soucieux d'organiser la liberté individuelle dans un cadre collectif à échelle humaine, grâce auquel pourrait être mise en pratique une certaine démocratie directe. Ajoutons que Proudhon et Considérant se méfient de la délégation donnée par le suffrage.
Pour en savoir plus
Quelques-uns de mes travaux sous forme d'articles :
1/ Les fouriéristes et les fruitières comtoises", Cahiers du fouriérisme, n°2, 1991, p. 47-56.
2/ Le fouriérisme, l'instruction et l'éducation des enfants", communication au colloque Incontournable morale, Besançon, octobre 1997, PUFC,1998, p.31 à 40
3/ Au XIXe siècle, La Franche-Comté, terre d'innovation sociale, Cahiers du Travail social, N° 34, Mars 1997, p.9-15.
4/ Un libraire bisontin au service des fouriéristes, Louis de Saint-Agathe Cahier Fouriériste,, n° 11, décembre 2000, p. 67-79.
5/ La révolution de 1848 à Salins et Arbois, la présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique, Cahiers fouriéristes, n° 10, décembre 1999, p.77-90.
6/ La communauté villageoise : du ciel sur la terre (1750-1850), in A la recherche de la cité idéale, Centre de rencontre Européen, Claude-Nicolas Ledoux, saline royale, catalogue de l’exposition, mai 2 000, p.106-109.
7/ Considérant, polytechnicien chef de l’École sociétaire, La jaune et la Rouge Revue de l’École Polytechnique, avril 2000.Considérant, polytechnicien chef de l’École sociétaire, La jaune et la Rouge Revue de l’École Polytechnique, avril 2000.
8/ Max Buchon ou la littérature en sabots, présentation de l’homme et de l’œuvre en préface (p.7-53) de la réédition des Scènes de la vie comtoise, éd. du Belvédère, septembre 2004, 329 p..
9/ Victor Considerant : pour une architecture nouvelle, Lettres comtoises, nouvelle série, n°1, 2006.
10/ Postérité politique du fouriérisme », Cahier fouriériste, n°19, 2008.