LECTURE, POLITIQUE ET PROPAGANDE
CHEZ LES PAYSANS JURASSIENS
AU MILIEU DU XIXe SIÈCLE
La lecture paysanne en Franche-Comté est une réalité précoce, attestée dès le XVIIIe siècle. Nous l'avons montrée dans différents travaux antérieurs.
Pour le XIXe siècle, la documentation permet de rencontrer un type de paysan assez aisé, souvent célibataire, qui lit des journaux, des brochures, des livres … et qui sont également pourvus de compétence suffisante pour rédiger des textes.
Les conflits politiques et les arrestations de 1848-1849, comme celles effectuées également sous le Second Empire ont été nombreuses. Les inventaires des saisies faites lors des enquêtes, comme les interrogatoires qui suivent, permettent de connaître quelques-uns de ces lecteurs qui lisent de la littérature politique, sont capables de rédiger quelques tracts. Ils sont naturellement jugés par les autorités comme les plus dangereux des démocrates. Tous sont des militants républicains actifs. Interrogatoires et brochures saisies nous documentent de manière assez précise.
En voici quelques exemples.
JEAN-BAPTISTE BOUGUENEZ (OU BOUGENEY)
Suivons un instant à la trace la destinée de ce militant républicain, figure exemplaire. Celui-ci était né le 7 octobre 1814, à Fraisans (près de Dole ) ; ce cultivateur avait donc 38 ans en 1852, au moment où il connaît les premiers ennuis avec les autorités ; il avait été maire républicain de sa commune Auxanges. Il est arrêté et connaît la maison d’arrêt de Dole en 1852 ; en août 1852, il est interné à Vesoul (Haute-Saône). Le curé d’Auxange et Malange plaide pourtant en sa faveur. Mais le procureur de la République de Dole en 1852 écrit de lui :
« Bougueney est l’un des démagogues les plus ardents de l’arrondissement. C’est un socialiste pur, imbu des plus mauvaises doctrines et qui ne viendra jamais à résipiscence. »
Mesurant 1m70, il portait une grande barbe, ce qui sans doute l'avait fait surnommer Jésus-Christ.
Il assurait une active propagande républicaine notamment dans les cantons de Dampierre et de Rochefort. Il était en relation avec les journaux républicains, tels que la République à Paris et la Tribune du Jura à Lons-le-Saunier, il tentait de placer des actions de ces journaux et de faire des abonnements.
Il colportait des écrits socialistes, correspondait avec tous les autres meneurs de l’arrondissement. Il avait été membre d’un comité démocratique pour les élections de 1849. Dans une lettre fort bien rédigée en date de janvier 1849 destinée à l’un de ses correspondants, il termine par « Vive la République démocratique et sociale ! ! ». Un cri très significatif de son engagement.
Lors de la perquisition effectuée à son domicile, on a trouvé et saisi 5 brochures, dont 4 almanachs « l’un la République du peuple (1852), l’almanach populaire, l’almanach du monde de 1851, plus une autre brochure la législation directe ou la véritable démocratie ». On a rassemblé 27 lettres « toutes en partie tendant à exciter la révolte »
Au cours de son interrogatoire, sur des questions posées à propos d’une lettre, il répond : « Quand je m’ennuie, je lis, j’écris et c’est ainsi que j’avais rédigé et ployée cette lettre… Elle n’était pas destinée à être envoyée, c’était un jeu d’imagination… » et il précise aussi « Je venais souvent à Dole pour chercher des romans car j’en lis beaucoup » On a bien là un très bel exemple d’un paysan « lettré », habile à tenir la plume et à exposer ses idées.
Par la suite, il est réfugié politique en Suisse. Il tente de retraverser la frontière clandestinement pour rentrer en France ; il portait sur lui une brochure interdite (on ignore laquelle), ce qui le perdit. Il avait sans doute l'intention de faire un travail de propagande.
Il est alors condamné par la cour impériale de Besançon le 12 septembre 1855, après avoir fait appel, à cinq années d’interdiction de ses droits civiques, à des amendes qui montent à 700 francs. Dirigé sur la prison de Clairvaux en novembre 1855, il est envoyé ensuite à Cayenne, d’où il s’évadera en août 1856, à la suite de quoi, il gagnera Londres. Ses deux sœurs Françoise et Marie avaient cherché à obtenir sa grâce en 1857, en vain. Il rentrera en France seulement en septembre 1871 (Archives départementales du Jura, M 56) ;
DEUX MILITANTS PARMI D'AUTRES
Charlot dit Charmant est dit vigneron à Montmirey-la-Ville. Lors d'une perquisition de très nombreux documents sont saisis chez lui. Ceux-ci traitaient de questions générales, d'histoire et de politique, mais aussi de littérature. Socialiste phalanstérien, il est abonné à quatre journaux politiques. Il est taxé de « profond rêveur » possédé par la « fureur d'écrivasser », tel il est présenté par les autorités. On apprend qu'il écrit la nuit et court le jour. Il est « homme à faire 25 lieues du lever au coucher du soleil. Pas mauvais fond » (Archives départementales du Jura, M 54).
Jean-Baptiste Jannot a 68 ans en 1854, c'est un ancien membre du Conseil municipal de Mirebel, qui a été démissionnaire en juin 1849 ; il est décrit lors de son arrestation comme « un vieillard que la surveillance met dans un état continuel d'exaspération, regardé comme fou ». Or, ce « fou » sait écrire. En effet, Jannot adresse plusieurs lettres, parfaitement écrites, au préfet pour protester contre une surveillance tracassière qui l'empêche de se rendre dans la commune voisine. Et il ajoute, qu'il possède, précise-t-il, « le livre d'un exilé célèbre, le Mémorial de Sainte-Hélène qu'il emportera en exil, s'il y est forcé » ! Un bonapartisme qu'il entend affirmer pour trouver grâce aux yeux du régime impérial en place.
UN CULTIVATEUR BÛCHERON
Pierre-Joseph Ecureux, cultivateur de Villers-Farlay (Jura) était né en 1812. Marié à Antoinette Jeanroche, il avait quatre enfants.
Dans son village, il était un propagateur zélé des idées démocrates. Il connaissait Victor Richardet, élu représentant du peuple en 1849, agent voyer, chef des républicains de Salins. Celui-ci était venu notamment à l'inauguration de l'arbre de la liberté à Villers-Farlay. Ecureux « aimait à lire les journaux et était surveillé ».
A la veille du coup d'état de 1851, il avait été adjudicataire d'une coupe affouagère. Aux bûcherons réunis près de lui, il expliquait à sa manière après déjeuner, les graves événements qui se passaient en France. Dénoncé pour avoir crié Vive Ledru-Rollin, alors que c'était un des bûcherons qui avait proféré ce cri, il fut arrêté, conduit à Salins ; condamné, il fut dirigé ensuite sur Marseille. Il était l'animateur d'un petit groupe de démocrate du village, arrêtes eux-aussi, au lendemain du coup d’État, tels Joseph Faivre dit Mourey, cultivateur âgé de 53 ans, Guillot dit Désiré, propriétaire de 37 ans, ou encore Jean Etienne Maillard dit Paul, cultivateur âgé de 45 ans. Ces derniers, à la différence d'Ecureux, le meneur, furent assez vite remis en liberté.
A Marseille, Ecurreux écrivit à sa famille avant d'embarquer pour l'Algérie. Déporté au camp de Douera, il rencontra Wladimir Gagneur, futur député, proscrit lui aussi. « Gagneur eut beaucoup d'égards pour Ecureux et ce dernier lui prouvait sa reconnaissance par de petits services, entre autres celui de cirer ses souliers ». De plus il eut « le bonheur de rencontrer là-bas une famille, originaire de Villers-Farlay, établie comme colon en Afrique ». Il demeura 23 mois à Douera, « occupé à construire des routes ». En novembre 1853, il était de retour à Villers-Farlay.
« Ecurreux reprit sa lecture des journaux et quand la République de 1870 fut proclamée, il eut le pressentiment que ce nouveau gouvernement réparerait le préjudice causé aux victimes de décembre. Il voyait cela dans les journaux, disait-il ». Il mourut en 1881, alors que la loi du 30 juillet 1881 lui assurait une rente viagère de 1 200 F. Sa veuve bénéficia pendant sept années d'une pension de 600 F.
ARBOIS : L'AFFAIRE DE VAUXY
En 1856, donc sous l'Empire, un groupe de contestataires, dans le canton d'Arbois, est surpris par la police au cours d'une réunion clandestine. Citons en entier le procès-verbal du commissaire de police, qui présente avec force détails une arrestation mouvementée, dont apparemment il est assez fier :
« L’an mil huit cent cinquante six et le onze du mois de février.
Nous Jordan Laurent, commissaire de police de la ville et du canton d’Arbois soussigné, agissant cette part en qualité d’officier de police judiciaire auxiliaire de M. le Procureur impérial constatons et rapportons ce qui suit.
Aujourd’hui à deux heures de l’après-midi, le propos suivant tenu dans le voisinage des nommés Ragain Jean Gabriel et Brody Eusèbe, démagogues de cette ville nous a été révélé : il faut que ce Ragain et ce Brody soient fous de faire manger leur butin par un tas d’allants et venants au lieu de travailler par le beau temps qu’il fait. Ce matin encore ils ont porté chacun une hotte de vivres à la grange de Vauxy ; ils y régalent cette fois une tapée de leurs amis de Dole. Je ne sais pas où ils pensent que tout cela peut les conduire.
Ce propos nous indiquant suffisamment qu’au moment où nous le recueillons une des réunions politiques que nous traquons depuis longtemps avait encore lieu à la grange de Vauxy appartenant à M. Perrin, cafetier en cette ville dont le nommé Legendre Claude François Joseph est le fermier, nous avons en conséquence fait diligence pour nous y transporter aussitôt, nous faisant accompagner par nos trois agens : Brigueur, Noir et Oudard et aussi par le maréchal des logis de gendarmerie Duboz et les gendarmes Picaud, Grosjean et Brenet que nous avons requis à cet effet. Soupçonnant que la réunion pouvait être déjà dissoute attendu l’heure tardive, par mesure de précaution nous avons fait passer deux gendarmes à cheval par le chemin Saulnier qui conduit à Grozon avec ordre d’arrêter et de fouiller toutes les personnes suspectes qu’ils rencontreraient soit dans les lieux publics de Grozon, soit en route, et de venir ensuite nous rejoindre à Vauxy.
Nous avec les autres agens, passant, par la route de Poligny sommes arrivés à la grange de Vauxy à trois heures et demie.
Comme nous contournions le mamelon qui nous cachait encore la grange, un individu qui se trouvait sur le point culminant et qui devait sans doute avoir été placé là en vedette, s’est mis à courir à la grange aussitôt qu’il nous a aperçus et y a donné l’alarme. De notre côté, nous avons couru aussi, mais comme la sentinelle avait l’avance sur nous elle a pu nous y précéder un peu et nous annoncer. Comme nous arrivions à proximité des bâtiments deux individus en sont sortis effrayés et ont pris la fuite à travers champs. Un troisième sortait de la cave et allait sans doute gagner le large également, mais nous commissaire de police, l’avons saisi au moment où il quittait la dernière marche d’escalier. Il nous a déclaré être le nommé Lacombe, Louis Casimir, tailleur d’habits à Dôle.
Nous avons parfaitement reconnu l’un des deux fuyards pour être nommé Ragain Jean Gabriel. Le gendarme Picaud qui s’était mis à sa poursuite l’avait atteint, mais étant poursuivi lui-même par le fils Ragain Jean François qui le menaçait de la serpe dont il était armé et qu’il brandissait, il a été obligé de tirer son sabre pour se défendre et si peu de temps que la chose ait demandé le père en a profité pour échapper. Le fils Ragain qui n’est autre que la sentinelle qui a prévenu notre arrivée est resté en notre pouvoir. L’autre fuyard n’a été reconnu par aucun de nous.
Legendre était dans l’intérieur de la ferme avec sa femme Guyon Félicité. Nous avons surpris celle-ci cachant dans un pétrin les verres à boire qui étaient avant sur la table.
Nous avons eu soin de fouiller immédiatement Legendre et Lacombe, mais nous ne leur avons rien trouvé de suspect.
La perquisition minutieuse à laquelle nous nous sommes ensuite livrés dans toutes les dépendances de la ferme ne nous a valu que la saisie d’abord d’un chiffon enveloppant vingt six balles, dont vingt de calibre ordinaire et six de gros calibre et de forme conique et ensuite d’une bibliothèque dont voici les ouvrages :
1° Instruction ou catéchisme des BB..CC…FF…charbonnier… imprimé par les BB…CC…MMM…G.M.T. à leur O… de Dôle.
2° Célébration du 7ème anniversaire du départ de la première avant garde icarienne par Cabet.
3° Catéchisme du citoyen Paget Lupicin (militant démocrate jurassien).
4° Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ par Cabet (le communisme c’est le christianisme) - Almanach populaire de la France de 1851.
6° La révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre par Proudhon.
7° Une brochure manuscrite et anonyme ayant pour titre : j’apporte ma pierre à l’édifice de l’avenir.
8° Enfin un registre contenant de vieux comptes et quelques mauvaises chansons.
Ces objets ont été trouvés dans un placard d’une chambre à coucher, et nous avons remarqué que lorsque nous y avons pénétré la demoiselle de Lacombe y avait les mains. Notre première pensée a été que l’un des ces bons livres devait être en lecture avant notre arrivée et que la demoiselle Lacombe s’empressait de le remettre à sa place afin de le dérober à notre vue. Nous l’avons bien invitée à nous déclarer à quoi elle était occupée dans ce placard, mais notre question est restée sans réponse.
Pendant que nous procédions à notre perquisition, Legendre se livrait à de virulentes imprécations contre les personnes par lesquelles il supposait avoir été dénoncé, et qui s’adressaient plus particulièrement à M. Perrin, cafetier à Arbois son propriétaire et à la famille Lhéritier son voisin… » ( Arch.dep. du Jura, M 85.)
Jean-Gabriel Ragain, dont il est question dans le document est bien connu comme un des animateurs du mouvement démocrate arboisien. Ce vigneron lisait les journaux, possédait même une petite bibliothèque où dominaient les ouvrages politiques.
DES BROCHURES ICARIENNES EN ARBOIS
Au même moment, une autre enquête le 11 février 1856 se déroule, chez François Michaud, rue de Changin, cultivateu. Celui-ci habitait chez M. Dugourd.
La saisie est faite d'abord d'une lettre avec avis d’envoi d’un exemplaire de la dernière brochure du 7e anniversaire de l’avant-garde icarienne. Cette lettre était datée de 1855, elle était signé Baluze adressée au citoyen Michaud, elle lui annonçait l’envoi de 4 exemplaires à l'adresse chez Dugour Jean-Joseph, charron, rue de Courcelles, à présent place de Faramand. Des lettres circulaires de Paris sont également trouvés.
La demeure contenait différentes brochures qui sont les suivantes, elles formaient une véritable petite bibliothèque politique :
- Petit livre rouge de la science politique démocratique et sociale de Albert Maurin, 1849 (Cet auteur est un historien, il a notamment publié une Galerie historique de la Révolution française en 1849)
- 2 exemplaires d’une brochurs : Plus d’octroi, plus de droits réunis, politique et socialisme à la portée de tous par par Gabriel Mortillet (Anthropologue, il avait été condamné à l'exil en 1849, il sera plus tard député)
- un Pamphlet / Tais-toi Bodin ! Réponse aux calomniateurs du socialisme (prix 5 c. , pour les vendeurs 2, F 50 le cent)
- Quelques mots en réponse au pamphlet : la Vérité par Victor Richardet, Salins, imp. Mareschal, 1849. (Ce dernier était imprimeur à Salins)
- Pourquoi avons nous la République et la misère par Raginel ex commissaire du gouvernement provisoire.
- La démocratie jurassienne, 6 mai 1849.
- Un volume contenant « 12 lettres d’un communiste à un réformiste par Cabet. »
- Un volume : Colonie icarienne aux E-U d’Amérique, Paris, chez l’auteur.
A travers cette enquête, on devine assez bien l'existence et l'organisation d'un réseau de propagande. On y reconnaît notamment une filière du mouvement de d'Etienne Cabet (1788-1856), celui-ci d'origine dijonnaise prônait un certain communisme. Il avait publié en 1840 « Voyage en Icarie », présentation d'une communauté utopique.
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A travers ces quelques exemples de lectures paysannes et populaires, on mesure combien la politique a été un vecteur de la diffusion de la culture écrite au village. Bien entendu, la lecture et la diffusion de la propagande n'est qu'un aspect des lectures paysannes. La lecture religieuse, surtout la lecture de l'almanach en sont d'autres aspects que nous avons étudiés dans plusieurs de nos ouvrages (se reporter à notre bibliographie sur ce site : ouvrages et articles).