L’extrait suivant est un bel exemple qui illustre la bataille culturelle que se livraient au début du XXe siècle les deux France, la France républicaine laïque et la France catholique.
Cet extrait est tiré de la « Démocratie jurassienne » de 1904, journal hebdomadaire d'inspiration radicale ; il était imprimé à Poligny et avait été fondé par le député Victor Poupin (1838-1906) ; en 1904 le rédacteur en chef en est Charles Dumont (1867-1939), député successeur de Poupin.
Le prix de l'abonnement annuel était 3 francs. Cet extrait est intitulé « La Libre-Pensée au village »
« Voici venir le repos hivernal qui permettent la lecture aux travailleurs des champs.
« On commence à lire, au village, autre chose que l’almanach et le journal local. Le goût des livres se répand grâce à l’école primaire et aux cours d’adultes.
« Il faut utiliser cette naissante curiosité intellectuelle en mettant à la disposition de chacun des ouvrages de bonne et saine propagande laïque et de réelle valeur pédagogique.
« Toujours prompte et habile à se servir de tous les moyens pour accaparer les consciences et dominer les esprits, la gent clérical a déjà vu le parti à tirer de la lecture au village.
« Elle sait la valeur de la chose imprimée, la puissance du livre ou du journal, lentement lu, longuement ruminé sur des cerveaux calmes, que ne distrait pas la vie tumultueuse des cités.
« Aussi fait-elle pénétrer ses Croix dans les moindres hameaux et commence-t-elle à constituer, de différents côtés, sous la protection des patronages catholiques et des châtelains bien pensants, des bibliothèques populaires dont on devine aisément le caractère rétrograde.
« En face de cette croisade obscurantiste, de cette dissémination d’éteignoirs, il faut multiplier les lumières, propager jusque dans les campagnes les plus perdues le verbe libérateur de la pensée, créateur de vie et de progrès.
« C’est là un devoir essentiel, une tâche urgente qui s’impose aux sociétés de la Libre Pensée.
« Elles ne doivent pas se contenter de recueillir les testaments philosophiques de leurs membres et de procéder à leurs funérailles civiles. Il faut encore, et surtout, qu’elles soient des agents d’éducation et de propagande laïque.
« La conférence est un de leurs meilleurs moyens d’action ; mais dans certains cantons où les communes sont très disséminées et ne possèdent pas toujours de salle propice aux réunions, les conférences ne sont pas faciles à organiser et ne peuvent se répéter souvent.
« La propagande par le livre ou la brochure, le journal ou la revue, peut au contraire s’exercer partout et sans interruption.
« Les Sociétés de Libre Pensée feraient donc l’œuvre la plus salutaire et la plus efficace en créant, chacune à leur siège social, une bibliothèque d’éducation laïque, arsenal d’idées émancipatrices où le socialisme, le féminisme et la propagande pacifiste auraient leur place à côté des ouvrages de propagande rationaliste.
« Les Sociétés de Libre Pensée trouveraient dans les bibliothèques ainsi constituées, le moyen de compléter l’éducation scientifique, morale et sociale de leurs membres, et celui d’agir, par des distributions de brochures et de journaux, sur la masse des indifférents et des hésitants.
« Le choix des livres de fond et des brochures de propagande réclame beaucoup de tact, et l’expérience des populations rurales. En elles dominent le bon sens et le sens réalistes.
« Ce qui pourrait avoir du succès auprès de l’ouvrier des villes, infiniment plus ardent et plus imaginatif, choquera souvent le travailleur des champs, à l’esprit modéré, positif, naturellement ennemi des outrances, et se défiant des conceptions hasardeuses dont il ne voit pas nettement les conséquences pratiques.
« Il faut songer à tout cela en composant les bibliothèques rurales de la Libre Pensée.
« Il faut songer aussi à la femme, à la jeune fille, à qui l’on a trop négligé jusqu’ici de fournir l’aliment intellectuel et moral nécessaire pour remplacer dans son cœur et dans sa pensée les rêves mystiques dont elle s’est nourrie pendant des siècles.
« Nous réclamons pour les jeunes villageoises qui, elles aussi, commencent à aimer la lecture, des livres capables de les intéresser à l’émancipation de leur sexe et au progrès humain. »