LE SEL ET LES GABELOUS
L’étude de la contrebande de sel permet d’approcher la place que ce produit tenait dans la vie quotidienne des populations. On ne peut comprendre l’importance de ce trafic clandestin, si on ne se rappelle pas la place vitale que le sel occupait dans l’ancienne société.
La Franche-comté a été une plaque tournante de la contrebande en général et du sel en particulier. Sa situation de carrefour et sa situation frontalière la prédisposaient à un trafic clandestin intense .
I/ UN PRODUIT INDISPENSABLE A LA VIE
C’est précisément par ce qu’il était un produit dont on ne pouvait se passer que le sel a été l’objet d’une contrebande active. Le sel revêtait autrefois une importance plus grande qu’aujourd’hui, le produit de nos jours est banalisé. ce n'est pas un hasard si on l'appelait « l'or blanc ».
1/ Il occupait une place primordiale dans la nourriture : là, il répondait à des besoins variés. En cuisine il servait de condiment parfois seul car les épices étaient très chers et rares. Les inventaires révèlent parmi de multiples objets hétéroclites la présence fréquente de salières.
On a essayé de calculer la consommation de sel par personne. Au Moyen-Age, les livres de compte de collectivités, hôpitaux ou maisons religieuses, permettent d’avancer les chiffres de 6 à 8 kilogrammes par an et par personne ; A Besançon, on consommait 8 à 10 kilogrammes au XVIe siècle. Jean-Claude Mercier, paysan de Mamirolle au milieu du XVIIIe siècle avait besoin d’une trentaine de kilogrammes, dont une partie non négligeable devait être destinée aux animaux de la ferme. On n’attribuait pas au sel comme aujourd’hui le danger de l’hypertension artérielle, bien au contraire, on lui attribuait des vertus thérapeutiques. Le curé de Legna, près d’Arinthod, en 1734 se plaint : « il n’y a pas de vieux dans ma paroisse...», la raison en est, écrit-il, que ses pauvres paroissiens manquent de sel pour saler leur nourriture.
2/ Le sel était utile pour la conservation des aliments : viandes et poissons séchés indispensables pendant le Carême. Il convient de rappeler que la montagne fumait les viandes, et le bas pays au contraire mettait au saloir le cochon. Cette géographie de la conservation de la viande s’explique logiquement par le fait que dans le bas pays les centres de production du sel se trouvaient à proximité.
3/ Le sel avait encore bien d’autres usages. Il intervenait en boulangerie, dans la conservation des fromages (la fabrication du « vachelin façon gruyère »), mais aussi en tannerie dans la conservation des peaux, on en donnait au menu et gros bétail. On disait qu’en augmentant la soif du bétail, le sel augmentait la production du lait. On aspergeait le foin d’eau salé pour en éviter la fermentation. Dans la pensée des petites gens, le sel possédait un pouvoir prophylactique contre les sorciers. Ainsi, ce produit aux usages multiples, était-il loin de servir uniquement de condiment.
Dès lors, on comprend pourquoi le sel a été appelé « l’or blanc ». Cette expression met l’accent sur le caractère précieux du produit, mais aussi sur les profits financiers considérables que sa production et sa commercialisation pouvaient produire. Ce n’est donc pas par hasard si les grands pouvoirs de tout temps, à Salins se sont concurrencés et heurtés pour en contrôler la fabrication : l’Église, le duc de Bourgogne, puis le Roi de France.
Au niveau des familles comment se procurait-on le sel nécessaire à la vie ?
On connaît assez bien la distribution du sel au XVIIIe siècle. Chaque famille avait droit à une certaine quantité ; cette attribution était basée sur deux critères : le nombre des membres de la famille (jusqu’en 1774 les enfants au berceau étaient pris en compte), et aussi sur le montant de l’impôt payé au roi. En montagne, il était tenu compte également du nombre de bêtes. Il s’en suivait une distribution inégalitaire puisque le système était en partie fondée sur la richesse. Le pain de sel pesait environ 2 livres et demi. Des voituriers venaient chercher les charges à Salins, puis le sel était réparti dans les village. Le sel ainsi distribué formait le « sel ordinaire ».
Mais cette répartition ne suffisait pas aux besoins. D’où les villageois réclamaient un supplément. Le prix en était plus élevé, ce sel formait « le sel extraordinaire », appelé aussi « sel rosières ». Les curés soutenaient les revendications de leurs paroissiens très souvent en manque, établissaient des certificats pour l’obtention dans les magasins à sel (il existait une centaine d’entrepôts en Franche-Comté).
Ce supplément n’était d'ailleurs pas toujours accordé. Car le roi utilisait l’or blanc comme moyen de pression diplomatique auprès des cantons suisse. Si 100 000 quintaux étaient distribués dans la région, 107 000 partaient en Suisse en 1784. C’était le « sel de l’alliance ».
Ainsi, une très grande partie de la production échappait à la nécessaire consommation régionale. D’où la colère des habitants qui ne comprenaient pas que la Comté productrice ne puisse fournir du sel en quantité suffisante et à bas prix. Les lamentations des populations étaient incessantes, preuve d’une disette permanente.
Cette rareté est à l’origine d'un actif trafic clandestin. La distribution clandestine cherchait à suppléer à l'insuffisance de la distribution officielle.
II/ LA CONTREBANDE ET SON ORGANISATION
C’est à travers les dossiers des dossiers de la justice des gabelles que l’on peut entrevoir le trafic clandestin. Nous avons pu étudier 196 affaires, qui ont abouti à la saisie de 3 100 pains, soit près de 5 tonnes, ce qui représente certainement qu'un mince part du trafic réel. En tout cas, ces chiffres témoignent clairement que ce trafic était loin d’être marginal.
Le faux-saunage (trafic du faux sel) a lieu sur tout le pourtour de la Franche-Comté. A l’ouest avec la Bourgogne, la Bresse étant une zone particulièrement active, le trafic s'insinuait là sous le couvert des rangs de turquis (maïs). A l’est, le long de la frontière avec la Suisse, les fraudeurs suivaient les chemins cachés sous les sapins.
Il est possible de distinguer deux catégories de trafic : un trafic en grand, pratiqué par des équipes parfois de plus d'une dizaines d’hommes organisés en bandes ; un trafic diffus, pratiqué à l'inverse isolément par des gagne-petit de la fraude.
Le sel, objet de ce trafic, avait une double origine : sel comtois, 4 fois moins cher que dans le duché de Bourgogne, ce qui pouvait promettre de substantiels profits; sel marin vendu en Suisse à bas prix, à l’origine d’un trafic de Suisse en Comté. Mais aussi du sel comtois vendu à bas prix aux cantons suisse et qui revenait en Comté clandestinement.
1/ D’où vient le sel qui alimente ce trafic clandestin ?
Les sources en sont nombreuses. A toutes les étapes de la production, de la distribution, du transport, l’or blanc risque d’être dérobé et de tomber ainsi dans le circuit clandestin.
Des vols, dans les salines mêmes, en dépit des contrôles et des hauts murs qui protégeaient l'usine et fermaient l’enceinte. Ouvriers et ouvrières étaient minutieusement fouillés à la sortie. Exemples : Denise Quantin, qui travaillait au conditionnement du sel, en le moulant, le 13 janvier 1738, est surprise « sous ses juppes dans un sac avec deux pain de sel rozières ». Claude Françoise Faivre, autre ouvrière, le 16 décembre 1775 s’efforçait de sortir 10 pains de sel dissimulés sous des linges mouillés « dans un panier qu’elle portait sur la tête ».
Des tentatives mieux organisées, ont existé.
En 1763, des fraudeurs escaladent les murs, réussissent à s’introduire dans l'usine en utilisant des canalisations d’eau de pluie ; ensuite, une dizaine de personnes, des vignerons et des manouvriers, sont surprises à débiter la prise dans les villages environnants. Il existait également la possibilité du vol d’eau à Montmorot, comme au dépens de la canalisation de 25 kilomètres qui depuis Salins alimentait la nouvelle usine de la Chaux.
Le voiturage des chargements offraient encore d’autres possibilités de vol. Les voitures qui transportaient le sel dans les villages ou dans les magasins étaient susceptibles de vols. A Bletterans, un voiturier, l’imprudent, s’arrête au cabaret, quand il ressort la voiture a disparu.
Les voituriers eux-mêmes n'hésitaient pas à frauder, la tentation était trop forte ! Ils détournaient une partie du chargement, pour le revendre. Ainsi, Jean Martin du Grandvaux en 1788, véhicule trois voitures, mais il n’en déclare que deux ! Les voituriers pouvaient utiliser les poussières de sel (le pousset) qui se produisait lors des chocs pendant le transport. Certains favorisaient cette fragmentation ou mieux raclaient les pains. Les abus étaient si fréquents sur ce point qu’en 1777, il fut interdit d’abandonner le pousset aux voituriers.
La fraude pouvait se réaliser au village au moment de la distribution. En ne donnait aux familles que partiellement les quantités dues. Ainsi, à Mont-sous-Vaudrey, Jean-Baptiste Girod, ancien échevin, laboureur est-il convaincu « d’avoir frotté, raclé et rattiné » tous les pins confiés par les voituriers qui les avaient chargés chez lui.
Enfin, il était également possible de frauder les magasins de sel. C’est peu-être là que les plus grandes quantités pouvaient être détournées. Il était possible de tromper le magasinier en présentant de faux certificats habilement rédigés au nom du curé ou des échevins en exercice. Ainsi, à Viry, les autorités s’étonnent de la surconsommation de la famille de Humbert et Marguerite Juliard. De mars à mai 1734, ils sont venus chercher 26 pains. Or cette famille ne comprend que six personnes. En moins de deux mois, elle aurait donc consommé 3 kilogrammes par personne « alors qu’on fixe ordinairement un demi-pain par mois pour chaque personne ». De fait, il s'avère, qu'ils avaient présenté de faux certificats.
Le magasinier de son côté se révèle parfois un fraudeur, participant à la contrebande. C’est les cas de ce Gabriel Daniel Benoit, magasinier de Poligny, qui est jugé en 1738 pour avoir trafiqué en collusion avec des marchands de la même ville. Il arrive également que le magasin soit tout simplement attaqué par gens armés.
2/ Comment s’effectue le trafic clandestin ?
Il existe donc un trafic effectué en bandes à côté d’un trafic diffus diversifié effectué lui par de pauvres gens : journaliers, manouvriers mendiants, des « sans profession », auxquels s’ajoutent des vivandiers et coquetiers dont le métier est d’aller et venir dans les villages. Des femmes de tous âges, comme le montrent les quelques saisies effectuées, portent également des charges plus ou moins lourdes. Sur les 196 affaires étudiées, 309 personnes étaient en cause et, parmi elles, il est possible de dénombrer 114 femmes. La Benoîte Redelet des Repos, arrêtée alors qu’elle portait sur la tête une corbeille qu’elle jeta à terre lorsqu’elle aperçut les gardes, avoue tout benoîtement qu’elle « voulait saler un cochon que son voisin avait tué… »
La contrebande organisée, elle, réclame des équipes de porteurs. Les charges sont généralement de 15 à 25 kilogrammes, parfois plus. Des bandes bien organisées utilisent des bourriques. Ainsi, à Pagnoz sur la route de Salins, les employés des Fermes surprennent-ils toute une équipe qui poussait 9 bourriques chargés de « faux sel ». En fait, à travers la documentation analysée, des villages spécialisés dans le trafic clandestin apparaissent. Citons dans la région de Saint-Claude : Septmoncel, Longchaumois, Viry, les Bouchoux ; dans le haut Doubs : les Fourgs spécialisés dans le trafic avec ânes et bourriques ; du côté de la Bresse, où le trafic est facilité par l’absence d’obstacle naturel, tous les villages de Poligny à Coligny fournissent leurs fraudeurs. De l’autre côté de la frontière Savigny et certains villages jusqu’à Louhans participent à la contrebande...
Le trafic a ses étapes et ses relais que les employés de la Ferme s’efforcent de repérer ; ceux-ci surveillent les mouvements et se postent en embuscade.
Au hameau de Courchatière (paroisse de Toulouse), la maison de Claude Alexis Gourmand est l’un de ces relais. Le 22 mars 1768, sur les 8 heures du soir, une brigade de trois hommes monte le guet aux abords de la maison. Le rapport nous dit « qu’ils ont été informés que le nommé Gourmand faisait des enlèvements considérable de sel rosière à Poligny qu’il déposait chez lui ou aux environs et le revendait à des particuliers de Bourgogne, fraudeurs qui le transportaient dans leur province et en faisaient commerce... » De fait, 4 hommes et une femme sortent de la maison ; malgré leurs efforts, les gardes ne peuvent mettre la main que sur 2 hommes. De Poligny à Coligny, le long du rebord jurassien, existait ainsi tout un réseau de rendez-vous frauduleux orienté vers la Bresse.
III/ LA LUTTE CONTRE LE FAUX-SAUNAGE
Cette lutte est difficile car le trafic clandestin est ramifié. C’est un manque à gagner pour les finances royales. Aussi un mémoire du Garde de sceaux adressé à l’intendant sone comme un cinglant rappel à l’ordre : « Monsieur, je suis informé que le faux-saunage est si général dans votre département, qu’outre les vagabonds qui y sont adonnés, il y a des gens domiciliés qui s’en mêlent. Comme rien ne nuit plus aux revenus du Roy, il est important de donner une attention particulière à détruire ce mauvais commerce… »
1/ Le rôle de la Ferme.
La Ferme est chargée par le Roi du contrôle. Et de percevoir les taxes aux frontières, ils sont les ancêtres de nos douaniers.
Le Roi en effet a affermé (donné à bail) à une société de financiers (les Fermiers généraux), la mission de lever les taxes aux frontières. Cette institution a été introduite en Franche-Comté après le rattachement de la province au royaume. Elle avait ses bureaux, ses brigades à pied ou à cheval. En 1780 son personnel comprenait 750 hommes.
Les gardes dressaient des embuscades, s’efforçaient de mettre la main sur les fraudeurs. Il y a heurts très souvent, et parfois mort d’hommes. Le 8 juillet 1778, à 9 heures du soir, sur le territoire de Septmoncel une bande est appréhendée au total 10 ou 12 hommes « les uns portant des sacs, les autres conduisant des chevaux », surpris dans leur fuite, ils laissent à terre 450 kilogrammes de sel. En juillet 1763, à la Rixouse un employé des Fermes, à la suite d’une rixe rentre avec « les boyaux entre les mains ».
2/ La fraude est si importante que l'administration monarchique a établi des tribunaux spéciaux : les justices des gabelles installées à Lons-le-Saunier, Saint-Claude, Saint-Amour, Salins (pour l’actuel département du Jura).
Après le temps de l’arrestation, vient le temps des enquêtes et interrogatoires. La justice concernant le trafic clandestin du sel est rapide, alors que la justice en général sous l’Ancien régime était particulièrement lente. Beaucoup de condamnations sont prononcées en moins de trois mois. Ainsi, Françoise Arnel surprise et saisie le 26 octobre est condamnée le 8 novembre 1784.
Les procédures étaient toutefois parfois ralenties, car il était nécessaire d’identifier les accusés, or il n’existait pas d’empreintes digitales, ni de photos d’identité, les accusés déclinaient souvent de faux noms, il fallait vérifier après de longues et lentes correspondances.
3/ Les peines ?
Elles sont fixées par les ordonnances royales. Elles prévoient des amendes, les galères, le fouet et le coût des procédures. Le faux saunier saisi en troupe armée est condamné à 500 ou 1 000 livres et à 9 années de galère, sans arme à 300 livres. Isolé à 200 livres ; les femmes et les filles à 100 livres. Quand les condamnés aux amendes ne sont pas solvables (il y avait parmi eux beaucoup de miséreux), la peine est convertie en galère (avec la marque GAL à l’épaule). Les femmes ne sont pas condamnées au galères mais au fouet ; les récidivistes sont condamnés aux galères. Gabriel Giradot, pauvre manouvrier est arrêté une première fois en 1764, jeté en prison , libéré, il arrêté à nouveau le 4 janvier 1771, il est condamné à 300 livres d’amende et aux galères pour cinq ans.
Voici le cas d’Antoinette Bassard, pauvre manouvrière de Colonne (Jura). Elle est saisie avec 2 pains de sel en avril 1776. Elle est jetée en prison, enceinte, elle adresse une requête au président du tribunal pour obtenir sa grâce. Elle explique que « si sa contravention est légitime par ce qu’elle a enfreint les ordonnances et les lois de sa Majesté elle dit de tous les motifs les plus pressans celui auquel il n’est pas possible de résister, c’est la nécessité, subjuguée par le besoin, on ne reconnaît aucune loy… la suplliante plongée dans la plus affreuse misère, chargée de famille, épouse d’un homme que les infirmités forcent à mendier son pain, sans ressource pour soulager et pour lever ses enfants, elle a cru pouvoir tromper la vigilance des gardes et s’approprier le profit qu’elle pouvait faire sur quelques pains de sel secrettement distribués… ». Émouvante requête qui obtiendra partiellement satisfaction, elle est relâchée, mais doit payer l’amende.
4/ Solidarité des populations à l’égard des faux-sauniers ?
La résistance naît et s’organise spontanément contre les gardes. Le 28 décembre 1778, deux contrôleurs des gabelles arrêtent à Vosbles (Jura), 2 hommes, qui portaient des sacs remplis de sel. Ils débattent tant et si bien qu’ils finissent par s’échapper. Les contrôleurs se remettent alors en route avec le sel confisqué, mais « ils se sont trouvés assaillis par plusieurs hommes, garçons, femmes au nombre de environ soixante personnes qui auraient couru sur eux une partie armée de bâtons, pendant que d’autres les menaçaient de coups de pierre et de les tuer, leur ont arraché le sel, malgré leurs efforts… »
Toutefois, cette solidarité n’est pas totalement acquise et générale. Le mécontentement peut en certaines occasions se manifester à l’égard de fraudeurs. On constate en effet que les gardes reçoivent d’assez nombreuses informations et dénonciations provenant de certains villageois. En avril 1772, par exemple, la brigade des Rousses enquête chez les Bonnefoy suite « à un avis à nous donné par des particuliers », informations dénonciatrices qui se révèlent exactes ; Les procès-verbaux signalent assez fréquemment ce type d’information fournie par des indics. En outre, quelques procès ne manquent pas de dizaines et de dizaines de témoignages à charge. Ces dénonciations s’expliquent par le fait qu’une partie de la population impute aux fraudeurs la rareté du sel, sel qu’ils détournent et qu’ils exportent hors de la région clandestinement.
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Ainsi, l’étude de la contrebande du sel est une fenêtre ouverte sur la vie des populations villageoises autrefois. Il faut retenir que ces populations étaient soumises à un contrôle rigoureux, qu’il y avait des riches qui assaisonnaient aisément leur soupe, et les pauvres qui ne le pouvaient pas. L’inégalité de la répartition de l’or blanc était ainsi une réalité vécue au quotidien.
Document
Ce placet envoyé au garde des sceaux en date du 1er septembre 1775 permet de saisir sur le vif une arrestation, de connaître les type d'arguments utilisés par les fraudeurs pour se disculper. Cette affaire de faux-saunage se passe dans le Revermont, une zone géographique où le trafic clandestin a été particulièrement intense en direction de la Bresse bourguignonne.
« Monsieur,
« J’ai l’honneur de vous envoyer le placet par lequel les nommés Mareschy et Morand demandent des lettres de grâce du meurtre pour lequel ils ont été condamnés à la peine des galères par sentence de la juridiction des gabelles de Lons-le-Saunier, ci-joint l’extrait de la procédure qui a été instruite contre eux.
« Ces deux particuliers chargés chacun d’un sac rempli de sel rozière qu’ils portaient en fraude dans le duché de Bourgogne furent surpris pendant la nuit du 25 septembre de l’an dernier au bas du village d’Augea en Comté par nommés Raquillet et Corbet employés des fermes du Roi au poste de Cousance, dans la crainte d’être arrêté, ils prirent le parti de faire rébellion envers les employés et de les maltraiter à coups de batonsavec tant de cruauté qu’ils furent terrassés et laissés comme morts sur la place.
« Corbet s’étant relevé quelques instants après et ayant trouvé Raquillet sans mouvement et sans connaissance se rendit à Cousance pour avertir les autres employés de cette brigade de venir donner du secours à son camarade, la route qu’il prit le conduisit à Beaufort où il ya aussi une brigade d’employés, il leur a raconté ce qui venait de se passer. Deux d’entre eux se sont aussitôt transportés sur le champ de bataille, ils y trouvèrent l’employé Raquillet étendu par terre et sans connaissance. Ils le firent mettre sur un chariot pour le conduire dans son domicile à Cousance. Ils trouvèrent aussi à quelques pas de distance un chapeau avec un sac rempli de dis sept pains de sel rozière, ils en firent la saisie et en dressèrent procès-verbal.
« Le brigadier et un employé des fermes au poste de Louhans ayant été informé de cet assassinat soupçonnèrent Benoit Mareschy d’en être le complice. Dans la vue de s’en assurer, ils se rendirent à son domicile après-midi du jour du jour du délit ; ils le trouvèrent dans son lit blessé de la main gauche et s’aperçurent que ses habits étaient tachés de sang. Sur les questions qu’ils lui firent, il avoua qu’environ les deux heures du matin du même jour, il était sorti du village d’Augea chargé d’un sac rempli de dix neuf pains de sel qu’il avait acheté en ce lieu pour les porter à Montpont et les vendre à son profit. Il leur déclara encore qu’il était accompagné de Joseph Morand qui portait aussi un sac rempli de vingt pains de sel, que l’un et l’autre était chacun armé d’un bâton ; enfin, il leur ajouta qu’ayant rencontré deux employés à eux inconnus qui avaient voulu les saisir et arrêtés, ils s’étaient mis en défense et qu’après s’être défendu assez vigoureusement, Morand son associé avait porté plusieurs coups de bâton sur la tête d’un des deux employés qui était tombé par terre, mais que lui ayant été aux prises avec l’autre employé ils s’étaient donné réciproquement moins de coups de bâton enfin qu’ayant laissé sur le champ de bataille les deux employés qu’ils croyaient morts, ils s’étaient sauvé avec Morand avec une charge de sel seulement, ayant laissé l’autre rempli de pains de sel ainsi que le chapeau en l’endroit où l’affaire s’était passée.
« En conséquence des déclarations faites par Mareschy ces deux employés le conduisirent à Cousance. Il le confrontèrent à Corbet qu’il reconnut comme l’employé avec lequel il s’était battu. Ils le transférèrent ensuite dans la prison de la ville de Lons-le-Saunier où ils le firent écrouer.
« Le procureur du Roi de la juridiction des gabelles instruit de la détention de ce particulier donna sa requête de rechercher le nommé Morand, il a fait répéter pour cause d’information les employés sur les faits contenus en leur procès-verbaux ; il a produit plusieurs témoins qui tous ont été confrontés à ces accusés.
« Après l’instruction de cette procédure, sentence définitive est intervenue le 9 août de la présente année par lesquelles : « Benoit Mareschy et Joseph Morand ont été déclaré atteints et convaincus de s’être trouvé la nuit du 25 au 26 septembre de l’an dernier près le village d’Augéa en Comté portant chacun un sac rempli de sel rozière et où ils ont été arrêtés par deux particuliers qui se disaient gardes des gabelles, quoiqu’ils ne fussent point munis de fusil ni revêtu de leur bandoulière ; ils ont de plus été déclarés atteints et convaincus d’avoir frappé si violemment avec les bâtons dont ils étaient armés un des deux particuliers soi-disant gardes que l’un d’eux nommé Raquillet est mort le lendemain des coups qu’il avait reçus sur la tête et l’autre Corbet a été malade pendant plusieurs jours des coups qu’il avait reçus, pour réparation de quoi ces deux accusés ont été condamnés à la peine des galères pendant cinq ans et en outre ont été convaincus de faux saunage.
« Le procureur du Roi de la juridiction des gabelles de Lons-le-Saunier a interjeté appel de cette sentence au Bureau des finances de Besançon où ces accusés sont sur le point d’être jugés en dernier ressort. Dans le cours de l’instruction de la procédure Morand a toujours nié être le camarade de Mareschy, mais il en fait l’aveu dans le placet qu’il a donné conjointement avec lui pour demander des heures de grâce, exposant qu’ils ont été rencontré par deux particuliers qui les ayant accusés d’être faux-sauniers s’étaient hâtés de les rejoindre et les avaient attaqués vivement à coups de bâtons, et comme ils ne soupçonnaient pas que se fussent des gardes (n’ayant ni fusil, ni bandoulière), ils s’étaient mis en défense et que dans la chaleur du combat Raquillet avait perdu la vie... »
On voit qu’elle était la défense des deux accusés. Ils avancent deux arguments pour essayer d’atténuer la gravité des faits reprochés. Un : ce sont eux qui ont été attaqués et qui étaient sur la défensive ; deux : les gardes ne portaient par leurs insignes (le fusil et la bandoulière), ils ont cru avoir à faire à de simples particuliers et non pas à des agents de la Ferme. De fait, dans leurs fonctions, les gardes devaient être revêtus de leurs insignes.